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" Dans un Tibet colonisé, asservi par plus de quarante ans d'occupation chinoise et menacé de raz de marée ethnique, les artistes ne sont pas libres et l'art des tangka est voué à disparaître avec le temps. Alors j'ai quitté mon pays. "

Une carrure trapue enveloppée d'un cuir noir et d'un jean élimé, de grosses turquoises, un visage rude au regard rieur et sourire éternel, une tignasse d'ébène. Sous ces airs de jeune voyou tibétain, Shawoo Chakthar cache des talents d'artiste. Il crée des tanka, des images religieuses qui racontent la vie des dieux du paradis bouddhiste. Celles-ci peuvent être roulées afin d'être rangées ou transportées, d'ou le nom " tangka " qui signifie " rouleau ". Ces œuvres qui ornent les murs des temples, des monastères et des habitations privées, font depuis des siècles partie de la culture tibétaine. Leur valeur est fonction de la qualité de l'exécution et l'ancienneté. C'est pour préserver cet art ancestral, que Shawoo a fuit son pays, bravé l'Himalaya et rejoint la communauté tibétaine à Dharamsala dans le nord de l'Inde. "Ici, je pourrais faire connaître au monde entier et perpétuer librement l'art des tangka" confie l'artiste.

Artiste de père en fils


Originaire de Rekong, petit village de la province de l'Amdo, dans l'Est tibétain, la famille Chakthar fut pendant prêt de 300 ans, l'une des principales créatrices de l'art religieux bouddhique. Cette lignée d'artistes a scrupuleusement respecté l'art des tangka qui se transmet traditionnellement de père en fils. Ainsi dès l'âge de douze ans, Shawoo étudiait les textes sacrés et la mythologie tibétaine, puis créait sa première œuvre sous l'œil vigilant de son père. Très vite, il sut se distinguer : aux classiques tangka peints il préféra la composition minutieuse des tanka de soie. Figures, courbes et lignes sont des myriades d'étoffes colorées, coupées, posées, couses par des fils invisibles. C'est à ne pas en douter, la finesse et la perfection artistique de Shawoo qui lui valurent de nombreux prix à travers la Chine et un prix de prestige à Pékin. Mais dans un Tibet colonisé, asservi par plus de quarante ans d'occupation chinoise et menacé de raz de marée ethnique, " les artistes ne sont pas libres et l'art des tangka est voué à disparaître avec le temps. Alors, j'ai quitté mon pays, mes trois frères, ma mère et mon père devenu aveugle " raconte le réfugié tibétain.


Vie d'exil


Shawoo est arrivé en Inde avec pour tout bagage l'histoire et les procédés artistiques de sa famille. Trois ans plus tard, à Dharamsala, défigurée par un bric-à-brac d'hôtels qui poussent en pagaille pour accueillir les occidentaux en quête de spiritualité, le jeune tibétain s'est forgé une nouvelle vie. Une vie d'exil, " pas toujours rose, mais libre ".
Dans sa modeste chambre de monastère, aux murs noircis par l'humidité et tout juste éclairée par une petite fenêtre grillagée, trône au milieu de quelques lampes à beurre une photo du Dalaï-Lama. Sous le regard bienveillant de son maître spirituel, le jeune tibétain s'active. Tous les jours, à l'aube, la pièce se transforme en atelier d'artiste. La table du petit déjeuné devient une table de travail, l'unique banquette accueille quatre rouleaux d'étoffe et les 10m2 au sol se métamorphosent en établi jonché d'outils où un vieux fer à cendres tient la vedette. Shawoo commence sa journée dans l'atmosphère de dévotion et de recueillement nécessaire à l'exécution des tangka.


Dessiner, couper, coller, coudre !


Une mer de soie colorée et de brocards importés de Hong Kong, de Chine, d'Australie et du Népal envahissent la table. Ici naissent toutes les créations de Shawoo, qu'il s'agisse d'un tangka format carte postale ou grandeur poster. Ces derniers nécessitent quinze à vingt jours de travail à raison de neuf heures d'activité quotidienne. L'exécution de telles œuvres requiert la plus grande minutie car les tangka répondent à des canons fixes, figés depuis des siècles. L'artiste doit donner le meilleur de lui-même pour représenter de la manière la plus fidèle et la plus vivante possible les émanations de la réalité éveillée que sont les bouddhas et les divinités. En revanche, les fonds et l'ornementation font appel à libre fantaisie des esprits. Ainsi Shawoo aime faire remarquer : " Les montagnes, les arbres et les fleurs sont toujours le fruit de mon imagination " .
La réputation de l'artiste n'est plus à faire. Des dizaines de monastères, au Tibet, au Népal, au Sikkim et en Inde en parent leurs murs. A Dharamsala, il espère promouvoir son art et en vivre. Quant ses moyens financiers le lui permettent, Shawoo organise des expositions dans les café-restaurants prisés par les occidentaux. Là, il peut sensibiliser le public à l'art tibétain et le bouche à oreille lui permet parfois de vendre quelques œuvres, bien que le barrage de la langue ne facilite pas la démarche. Shawoo ne se laisse pas impressionner pour autant et a décidé " d'apprendre l'anglais, afin de raconter l'histoire des tangka et enseigner la philosophie bouddhique ". Pour l'heure le Tibétain met la touche finale à une représentation de " Tara Blanche " destinée à un Français bouddhiste, qu'il ira ensuite porter à un Lama pour la traditionnelle consécration. Au dos des tanka figureront alors les trois syllabes sacrées OM, HA, HOUNG représentant le corps, la parole et l'esprit éveillé du Bouddha et des divinités qui en sont des émanations.
Une fois par semaine en fin d'après-midi, le local de l'artiste se transforme en école où il transmet à trois ou quatre adolescents tibétains son savoir-faire. Pour cette nouvelle génération née en exil, avoir pour maître un artiste venu du Tibet est non seulement un honneur mais aussi l'occasion d'écouter les histoires du pays. Ici, sérénité et patience sont les chemins de l'apprentissage et du travail. La cadence hebdomadaire des cours est parfois interrompue en raison des difficultés matérielles auxquelles doit faire face le réfugié. Dans un coin de la pièce, les tangka achevés et invendus s'empilent les uns sur les autres. " Quatorze " compte Shawoo qui constate à regret : " Je ne vends pas suffisamment". Faute d'argent, il n'a pas acheté de soie depuis plusieurs semaines. Bientôt il n'en aura plus assez et devra interrompre les cours. Alors, pour arrondir les fins de mois, l'artiste se transforme en vendeur de souvenirs et prend place dernière un étal qui propose aux chalands émerveillés mille pacotilles d'imitation tibétaine.
Quelques roupies supplémentaires en poche, il va ensuite visiter ses " amis de l'Amdo ". Au cœur de ces rencontres, une question : l'avenir. Si l'espoir d'un Tibet libre est dans tous les cœurs, la vie d'exil est la réalité quotidienne où chacun cherche son chemin.
Shawoo raconte une fois de plus qu'il trouvera peut-être un " parrain occidental pour financer les tangka " et parle de " partir en France ou aux Etats-Unis ".
Dehors, les drapeaux à prières flottent sur les toits de Dharamsala. L'artiste reprend le sentier qui mène au monastère, le regard perdu vers les montagnes enneigées des contreforts de l'Himalaya. Il pense : "Quand le monde entier connaîtra les tangka, je retournerai au Tibet... "

Texte et Photo
Idalina Pereira

Article publié dans le magasine Samsara