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Terre d'accueil de la communauté tibétaine en exil, Dharamsala a, en un peu moins de 40 ans, acquis une renommée internationale. Chaque année, ils sont plus de 10 000 réfugiés à y transiter après avoir bravé les Himalayas au péril de leur vie. Ce petit village est symbole d'espoir. L'espoir de tout un peuple uni autour de son chef temporel et séculier : le Dalaï-Lama. Lumière sur cette "petite Lhassa"...

C'est un petit village au-dessus des nuages. En hiver, il apparaît comme une palette aux couleurs vives sur la blancheur himalayenne. En été, il disparaît sous les brumes de la mousson indienne.
Dharamsala. On y vient de loin : du fin fond du Tibet ou d'Occident. Tapie au bout d'une route vertigineuse qui se faufile entre cèdres, pins et rouges rhododendrons, Dharamsala se niche au pied d'une muraille couronnée de neige : la chaîne du Dhauladhar qui culmine à 5 200 mètres.
Situé dans l'Etat de l'Himachal Pradesh, Etat du nord de l'Inde, cette station d'altitude, jadis prisée des Britanniques qui en avaient fait leur villégiature d'été, est depuis presque quarante ans le fief de la communauté tibétaine en exil. Bien que l'on parle communément de Dharamsala, nom du gros bourg indien, pour désigner la région, c'est plus précisément à Mc Leod Ganj, du nom d'un ancien officier de l'armée des Indes, neuf kilomètres plus haut dans la montagne, qu'est né le nouveau cœur de la culture tibétaine.

40 ans déjà...

Ici, tout a commencé en avril 1960. Fuyant la révolte de Lhassa, Tenzin Gyatso, quatorzième Dalaï-Lama, acceptait l'offre du gouvernement indien de s'installer avec ses compatriotes sur cette parcelle de terre, et en faisait le chef-lieu du "gouvernement en exil".
Générosité gratuite de la part de l'Inde ? En réalité, si le pays n'avait pas été engagé dans une guerre contre la Chine au moment où les Tibétains affluèrent dans le pays, il n'aurait pas forcément fait preuve d'une telle bonté... Sans oublier que le site en question avait été ravagé par un tremblement de terre en 1905 et qu'il enregistre des records de pluviométrie. Toutefois, ces détails étaient mineurs pour les 80 000 Tibétains qui suivaient leur chef spirituel et ne voyaient en ces lieux qu'une terre d'accueil provisoire.
Dans l'immédiat, il fallait construire des structures d'asile, la priorité étant un centre pour les enfants dont les familles avaient disparu pendant la fuite à travers l'Himalaya. Les départements de l'administration tibétaine furent installés dans le quartier nommé l'Heureuse Vallée de neige. Les monastères détruits au Tibet pendant la Révolution culturelle furent reconstruits en ces lieux : le monastère Namgyal, gardien du Bouddhisme tantrique, et le monastère Nechung, où perdure depuis le XVe siècle, une lignée d'oracles qui a pour mission essentielle de protéger les Dalaï-Lamas. Et pour donner une âme à cette terre d'exil, on y éleva également un grand temple : le Tsuglagkang, l'égal du Jokhang à Lhassa. Au fil des ans se sont construits d'autres monastères, des nonneries, des écoles, des institutions, des associations... Une véritable société d'exil organisée s'est fait jour.
Mc Leod Ganj est un voyage au royaume bouddhique, un voyage dans un Tibet miniature, un espace où la vie bat son plein. Défiant Pékin, les couleurs et le soleil du drapeau tibétain embrase le ciel comme pour rendre gloire à l'identité d'un peuple. Typiques, les sarabandes de drapeaux à prières dansent avec le vent tandis que les volutes de genévriers brûlés embaument l'air. D'un bout à l'autre du village défilent les moines drapés de rouge, les femmes vêtues de la traditionnelle tchouba, longue robe rehaussée d'un tablier à rayures multicolores, et les têtes chapeautées des hommes. C'est un flot de regards rieurs et sourires éternels qui passe comme une mélodie monotone de mantras* répétés à l'infini...
Ambiance mystique et sereine.

Pour offrir une chance à leur progéniture,
les parents bravent l'Himalaya
au péril de leur vie...

Dès l'aube, vieilles et vieux Tibétains, rouleau à prières à la main, trottinent le long du "Lingkhor", le chemin sacré jalonné de pierres de "mani*" peintes qui contourne la résidence au toit en pagode jaune du chef religieux vénéré. Il faudra presque une heure à ces silhouettes courbées par le poids des années pour boucler le parcours rituel, avant de poursuivre vers le grand temple. Ici, les dévots se livrent à un étrange exercice : ils accomplissent des Kjangchnag. Debout, les deux mains jointes sur la tête, puis sur la poitrine, le corps s'incline, se prosterne puis s'allonge sur le sol, jambes unies par une cordelette, bras étendus, mains posées sur des patins. Que le rituel dure quelques minutes ou plusieurs heures, le prieur ne se laisse jamais distraire par les étudiants en dialectique qui s'initient aux joutes oratoires à renfort d'amples gestes et claquements de mains.

Les enfants de l'exil

Pendant ce temps le village s'éveille. Dans les deux rues principales, les magasins de souvenirs, dignes cavernes d'Ali baba, ouvrent leurs rideaux de fer grimaçants, tandis que les marchands ambulants s'installent à l'emplacement de tous les jours. Bientôt, une nuée d'enfants en uniforme bleu et cartable au dos afflue de tous côtés. Sur le chemin de l'école, ils font tourner la grande roue à prières qui trône au bout de la rue principale.
Qu'ils étudient à TCV (Tibetan Children Village) ou ailleurs, les enfants de l'exil reçoivent tous une bonne éducation tibétaine qui rayonne au-delà des frontières. C'est d'ailleurs pour offrir cette chance à leur progéniture que nombre de parents bravent l'Himalaya au péril de leur vie et viennent ainsi grossir le flot des 3 000 réfugiés qui transitent chaque année au centre d'accueil de Mc Leod Ganj.
Nul ne peut rester indifférent aux visages brûlés, aux pieds et aux mains souvent gelés de ces nouveaux réfugiés qui, vêtus de fripes tibétaines d'un autre âge, déambulent tels des âmes en peine dans les rues boueuses de Mc Leod Ganj. Au delà des souffrances, ils ont tous dans le cœur un espoir immense : recevoir la bénédiction de sa Sainteté le Dalaï-Lama.
Ainsi rassérénés, ils confieront leurs enfants à TCV et, pour ne pas mettre en danger les jours de leur famille restée au Tibet, ils repartiront là-bas...
Qu'ils soient en transit ou réfugiés, venus en pèlerinage depuis le lointain Sikkim ou pionniers de l'exil aujourd'hui bien établis voire aisés, des milliers de Tibétains passent un jour par Mc Leod Ganj. Actuellement, ils sont près de dix mille à y vivre en permanence, mêlés à la communauté indienne. Une cohabitation parfois difficile. Derrière les heurts soulevés par quelques obscures histoires de meurtres se cache toute l'amertume d'une population indienne, qui elle-même confrontée à une grande pauvreté, ressent péniblement la prospérité de la communauté tibétaine bénéficiaire d'un soutien parfois ostentatoire des visiteurs étrangers qui, depuis les années 60, vont et reviennent sans jamais se lasser.

Le Dalaï-Lama :
l'espoir d'un peuple

Bouddhistes, sympathisants de la cause tibétaine ou hippies, les Occidentaux captivés par le charme de la petite Lhassa font partie du décor. Au mois de mars, lorsque le Dalaï-Lama donne des conférences publiques, c'est l'effervescence. Mc Leod Ganj est littéralement pris d'assaut par les "foreigners" qui arrivent des quatre coins du monde envahissant hôtels, restaurants et terrasses.
Au temple Tsuglagkang, on se bouscule pour suivre les enseignements de Sa Sainteté. Jour après jour, d'aucuns n'hésitent à se rendre sur place bien avant l'heure pour être aux meilleures loges. L'apparition de sa Sainteté est accueillie par une véritable marée humaine avide de spiritualité. On écoute, on prend des notes, on se recueille... Moments uniques pour les fidèles ou les simples curieux, qui se réjouissent de la chance qui leur est donnée d'être là et qui reçoivent, confus, le thé et le pain, offrandes distribuées par les moines. Hors du temple, bien après la fin des enseignements, les paroles du Dalaï-Lama continueront de résonner dans les conversations...
Ceux qui voudraient approfondir leur culture tibétaine pourront étudier à la célèbre bibliothèque créée en 1971. Ses salles à l'ambiance feutrée abritent des milliers de manuscrits et objets sacrés rescapés de la "razzia" chinoise, et amenés en Inde dans les bagages des lamas réfugiés. Outre les livres, la librairie propose aussi des cours de philosophie bouddhique ou de langue tibétaine.
L'art tibétain se découvre, quant à lui, au TIPA (Tibetan Institute of Performing Arts), situé à l'autre extrémité du village. Ici sont enseignés le chant, l'opéra, les danses, le théâtre... témoins d'une culture qui refuse de s'éteindre. Encore un peu plus haut dans les bois, se trouve le centre Tushita, un havre de paix idéal pour une retraite.
D'autres visiteurs verront en Mc Leod Ganj un quartier hippie aux petits hôtels et restaurants bon marché, bondés de voyageurs babas-cool : un nouveau Katmandou pour ainsi dire. On aime y flâner sur les terrasses et jouer de la guitare en duo avec des jeunes musiciens tibétains, après une belle randonnée dans la montagne. Tout se mélange et s'entrechoque dans la petite ville d'exil. C'est un choc socioculturel : des richesses tapageuses brillent sur une misère indécente, une modernité envahissante se greffe sur des traditions ancestrales.
A flanc de montagne s'accroche une colonie d'hôtels de béton coloré qui écorchent le paysage. Les premiers cybercafés apparaissent. Certaines maisons s'équipent de magnétoscope et d'Internet, tandis que des baraques en bois au toit de tôle ondulée maintenue par des pierres abritent toujours des familles entières. D'autres n'ont même pas cette chance.
Yaka Ramo, une Tibétaine édentée au rire tonitruant, vit depuis deux mois sous une planche posée entre deux escaliers, en attendant de recevoir une aide du gouvernement qui lui permettra de louer une chambre. Vu les circonstances, le regard pétillant et la bonne humeur de Yaka Ramo surprennent, mais elle explique tout bonnement : "Ma fille de treize ans a été accueillie à TCV et les aumônes me permettent de manger tous les jours." Que demande le peuple ?
A la pauvreté et au chômage s'ajoute la délinquance. Une bande de jeunes sans emploi et désœuvrés jouent les provocateurs et draguent à outrance les belles Occidentales qui y laissent des plumes et des dollars. Le lascar, quant à lui, s'enrichit d'un walkman, d'un téléphone portable dernier cri, voire d'un visa et d'un billet d'avion, destination l'Occident. Et on se raconte tout ça au cours des virées nocturnes où une vidéo piratée de "Terminator" fait la une depuis plusieurs jours.

Free Tibet !

Dharamsala est pourtant bien plus qu'un village en vogue, bien plus que deux rues bordées de vitrines. Le regard va plus loin. Passer le seuil d'une maison sans eau courante ni électricité où une famille polygame ou polyandre a reconstitué sa vie. Tout est là : les piles de tapis et matelas, l'autel où trône un poster du Dalaï-lama punaisé au mur et des rangées de lampes à beurre, l'incontournable "Thermos" et une assiette de momos (raviolis) à la vapeur, les petits bols en bois pour la stampa (bouillie d'orge), et surtout la photo d'une mère, d'un père, d'un fils ou d'un frère resté au Tibet et dont on ne sait plus rien.
Puis un jour une lettre arrive... Et comme personne ne sait lire dans la maisonnée, on va chercher un moine qui décrypte la missive. "La maison a été détruite." Après des larmes discrètes, la famille dicte une réponse qui partira, un jour peut-être, dans la poche d'un compatriote en route pour Lhassa.
Dans la maison voisine, la maladie a frappé. Pneumonie ? Non contents de la médecine moderne, ces réfugiés originaires de l'Amdo redonnent la place d'honneur à la médecine tibétaine éprouvée depuis plus de deux mille cinq cents ans. Du centre médical et astrologique tibétain, situé près de la bibliothèque, on ramène des pilules à base de plantes et de fleurs et, afin de compléter les vertus de la nature, un Lama est appelé pour chasser le mal. Lampes à beurre, offrandes, mantras*, dordjés*... La cérémonie a chassé les divinités maléfiques.
Le soleil embrase le ciel, puis disparaît derrière la montagne. Un jour s'est écoulé. Un jour identique à la veille, pareil au lendemain. Un jour d'exil à Dharamsala, un jour d'oppression pour les six millions de Tibétains vivant sur le Toit du Monde. Et pourtant, après quarante ans, l'espoir du peuple reste intact. Bien que divisé autour de la politique pacifique du Dalaï-Lama, à Dharamasala le peuple s'unit pour crier sa douleur, sa révolte et son espoir : "Free Tibet !"

Texte et photos
Idalina Pereira

Article publié dans le magasine Samsara

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