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Demeure des dieux, la cime
du Kaïlash au Tibet est sacrée et nul n'est autorisé à la gravir. Pour l'honorer
les fidèles en accomplissent le tour. Une marche spirituelle à jamais gravée
au plus profond de l'être. |
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Depuis
des millénaires l'homme a divinisé les montagnes. Mais il en est une, divinisée
entre toutes : le mont Kaïlash. Telle une perle blanche posée sur un écrin géant,
le Kaïlash surgit soudain, dans l'immensité des hauts plateaux désertiques du
Chang-Tang au Tibet.
Le dôme miroitant s'élève dans une solitude altière à 6714 mètres d'altitude,
rayonne à perte de vue dans l'horizon azur et fascine. Les imaginations s'éveillent
aussi à la vue des parois glacières à la base presque rectangulaire. Beauté et
mystères de cette montagne inaccessible ont sans doute contribués à nimber son
sommet d'un halo de légendes. Pas surprenant, dès lors, que depuis la nuit des
temps, " Mahabharata "(¹) et légendes himalayennes, aient conté les aventures
spirituelles nées autour du Kaïlash et de ses deux grands lacs, le Manasavovar
et le Rakshas. D'aucuns assimilent la montagne au mythique Mont Mérou et y voient
le centre du monde asiatique. Les Tibétains l'appellent même " Tisé " qui signifie
l'axe du monde. Les grands mythes fondateurs d'Asie reposent sur ce sommet sacré
où cohabite une multitude de dieux. Les bouddhistes y voient la divine demeure
de Demchog Chakrasamvara, personnification de la compassion. Les hindous l'assimilent
au trône de Shiva. Les jaïns prétendent que Rishabha, ancêtre de leur lignée de
sages, y atteignit la libération, tandis que pour les bönpo, fidèles de la tradition
prébouddhique d'ascendance chamanique, le Mont Kaïlash est l'échelle cosmique
empruntée par leur Grand Instructeur Miwo qui descendit enseigner sur terre. Ainsi
déifié, le Mont Kaïlash reçoit la dévotion des fidèles du Tibet, du Népal, du
Ladakh, du Bouthan, de la Mongolie et de l'Inde. Etonnant caprice de la nature
ou demeure des dieux, le Mont Kaïlash fait
encore et toujours rêver... Pèlerins, dévots ou aventuriers, d'où qu'ils viennent,
quelles que soient leurs croyances, tous veulent accomplir le " kora ", le tour
sacré de la montagne. Celle-ci se laisse désirée des jours durant, tout au long
des pistes sableuses sans fin, qui sillonnent le paysage minéral et disparaissent
aux détours d'un chapelet de dunes d'or ou de gués. Dans ces lieux empreints de
forces mystiques, la réalité n'est marquée que par l'apparition de quelques troupeaux
de yacks, hameaux surnaturels ou postes de contrôle chinois. Même dans ce sanctuaire
des dieux, l'envahisseur communiste aime à rappeler que le Tibet est un territoire
occupé depuis 1959. Pour ajouter à la séduction légendaire du Kaïlash, les quatre
plus grands fleuves d'Asie prennent naissance à proximité, s'orientent vers les
quatre points cardinaux et donnent la vie aux régions qu'ils traversent. Ainsi
la Sutlej se dirige vers l'ouest, l'Indus arrive du nord, le Brahmapoutre part
vers l'est, tandis que la Karnali s'oriente vers le sud et se jette dans la Saraju
qui rejoint le Gange.
Sur les pas des pèlerins...
Lhassa est à une semaine de route, lorsque la montagne tant convoitée apparaît
enfin. A pied d'œuvre, on entame le parcours rituel : une circumanbulation de
trois jours de marche pour une déambulation de 53 kilomètres, à plus de 4500 mètres
d'altitude. Bien avant le lever du soleil au caravansérail de Darchen, point de
départ du chemin de ronde, les silhouettes s'éloignent sur l'unique sentier, hanté
par les hurlements des chiens errants. Direction l'est, car le "kora" s'effectue
dans le sens du soleil pour tous, à l'exception des dévots Bönpo qui circulent
en sens inverse. La légende aidant, impossible de rester insensible à la fascination
de la sainte montagne et accomplir cette marche sur les pas des pèlerins tibétains
accentue encore les émotions. Sur le chemin défilent les silhouettes vermeilles
des moines, les ancêtres vêtus de tchouba (robes) d'un noir usé, les femmes aux
tabliers bariolés tirant un enfant à bout de bras... Les lèvres balbutient inlassablement
les mêmes litanies, les mains pieuses égrènent un rosaire, tournent un moulin
à prières. Moins pieux, certains aux sourires éternels et regards rieurs, marchent
dans une bonne humeur contagieuse et lancent au passage " Tashi Delek " la traditionnelle
salutation. Pour les Tibétains le Kaïlash est le plus sacré des pèlerinages.
Tous rêvent de saluer, au moins une fois de leur vivant, "Kang Rimpoché", nom
donné respectueusement à la montagne. Pour rendre hommage aux dieux, murs de pierres
à prières et monastères jalonnent les étapes qui se gravent à jamais dans les
mémoires. Agrippé sur les hauteurs, le monastère Tarpoché et son immense mât de
prières. Plus loin, le mystérieux cimetière Siwatshal : un lieu idéal pour mourir
selon la croyance bouddhique. Vêtements épars, touffes de cheveux et cairns, offrandes
des dévots, jonchent le sol. Ambiance étrange... Point le plus élevé du tour sacré,
la vue qu'offre le col Drolma (5700 mètres) vaut bien l'effort fourni pour s'élever
si près des dieux. Là, une tibétaine coiffée d'or et de turquoises, accompli ses
" kjangchag " (²), s'abreuve de thé tibétain, et croque un bonbon en souriant
avant de faire don d'un drapeau à prières. Un de plus dans la sarabande de ces
carrés d'étoffe colorée qui claquent sous la bourrasque et rendent hommage aux
divinités tutélaires.
La cime interdite
De
l'autre coté du col, se dessine le cercle parfait du lac Thukpe Dzingbu ou "lac
de la compassion" dont la plaque de glace turquoise scintille au soleil. Si
les Tibétains se contentent d'en boire son eau, les hindouistes viennent s'y
baigner. Au soir du deuxième jour, apparaît " la grotte aux miracles ". C'est
là que méditait l'illustre poète ascète Milarepa, le seul à avoir jamais gravi
le sommet de la montagne sacrée. Ainsi, depuis des siècles, on peut faire le
tour du mont, mais nul n'est autorisé à escalader la cime. Quelques montagnards
occidentaux auraient, dit-on, bien voulu s'emparer de ce sommet vierge, mais
pour ne pas heurter les traditions, l'autorisation de gravir le Mont Kaïlash
n'a jamais été octroyée.
L'épreuve des kilomètres, l'altitude, le froid qui mord la peau, le soleil qui
brûle les visages, ne viennent pas à bout de la ferveur des dévots.Si le kora
s'effectue traditionnellement en trois jours, nombreux sont ceux qui, partis
de Darchen avant l'aube, accomplissent le tour sacré dans la journée. Un
gain de temps considérable pour tout bouddhiste qui voudrait accomplir les cent
huit kora permettant d'atteindre le nirvana, fin du cycle des renaissances et
des morts. Mais pour l'heure, les fidèles achèvent le tour initiatique et regagnent,
dans le silence de la nuit aux myriades d'étoiles, le caravansérail de Darchen.
Point de départ et de retour, Darchen, dûment encadré par les émissaires chinois
qui contrôlent allées et venues, reçoit les âmes en quête de spiritualité et
garde en souvenir boites de conserve,canettes, plastiques et autres déchets,
qui pourrissent dans la rivière. Quelles offrandes ! Les fidèles poursuivent
le pèlerinage sur rives du lac sacré Manasarovar à trente kilomètres au sud
du Mont Kaïlash. Le lac jumeau Rakshas Tal, bien trop inhospitalier et redouté,
est ignoré de tous. Les
deux lacs symboliseraient-ils le fragile point d'équilibre des contraires ?
A Manasavorar, les fidèles marcheront pendant encore trois jours, pour accomplir
cette circumambulation assimilée à la roue de la vie qui tourne. C'est dans
les eaux turquoise de ce grand lac baptisé " l'invincible ", que furent jadis
dispersées partie des cendres du Mahatma Gandhi.
Mécréant ou croyant, en quête d'absolu ou simple aventurier, quiconque pénètre
la grandeur cosmique de ces contrées tibétaines vit une expérience unique gravée
au plus profond de l'âme.Ainsi, depuis la nuit des temps le Mont Kaïlash se
nourrit de la dévotion des hommes. 
(¹)
Mahabharata : textes védiques retraçant l'épopée de l'Inde ancienne
(²) Kjangchag : prosternation qui consiste à se jeter à plat ventre, à
se relever et recommencer à l'endroit ou les mains ont touché le sol.
Texte
et photos
Idalina Pereira
Article publié dans le magasine Samsara
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