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Du Delta du Mékong au Fleuve Rouge en passant par la légendaire Baie d'Along, de Saigon, Hué et Hanoi, villes légendaires de l'Indochine d'hier et d'un Tonkin retrouvé, d'une nouvelle génération high tech aux minorités oubliées, ce périple s'étire sur 1650 kilomètres à travers la Route Mandarine. L'ancienne route coloniale numéro 1, entre rizières, cols et plages, est un espace propice aux baroudeurs avides de sensations et d'authenticité. Récit d'une fille en solitaire.

C'est une fourmilière géante, sept millions de vélos, cyclos-pousses et motos pétaradantes. Que faire ? Pour traverser, foncer sans me poser de question, sans quoi je resterais plantée là toute la journée. Mais le mieux, c'est encore d'enfourcher un deux roues et de se joindre à la mêlée rythmée par le hurlement des koraokés. Cette musique sentimentalo-dépressive me crève les tympans !
Hô Chi Minh, ou Saigon, dite " la pute ", nom qui lui colle à la peau, ville survoltée réputée pour ses vices, paradis de matériel hi-fi, de vidéo, d'électronique de contrebande : hymne à la consommation, idolâtrie du monde moderne, adoration du billet vert. Aux antipodes de la jeunesse savante construisant le " nouveau dragon ", une armée de marchands ambulants squattent les rues pour gagner trois francs six sous.
Dans le frénétique Cholon, pittoresque quartier chinois qui concentre le quart du négoce national, je déambule sans fin, les yeux grands ouverts, laissant libre cours à mes sens. Je tape la causette avec quelques vieux vietnamiens qui parlent encore le français. Aux hasards des rues, je sympathise avec des enfants nus pieds et rieurs qui arborent avec fierté une carte officielle de mendicité. A l'angle de la rue Duong Pham Ngu Lao, une vieille marchande ambulante : comme tous les midis, je lui achète un sandwich au soja et aux concombres avec en prime en brin de conversation. Ce soir, j'irai manger des nouilles dans une cantine populaire grouillante. Comme toujours, sur un mur sale sera punaisé l'éternel portrait jauni d'Hô Chi Minh, idole et nouvel opium du peuple. Mais pour l'heure, une voix m'interpelle : " Cyclo mademoiselle, cyclo mademoiselle ". Pas de chance, je préfère marcher.
Je débarquais à Hô Chi Minh, pleine de rêves et d'espoir, avec deux mois devant moi pour remonter la Route Mandarine, explorer le pays à ma guise, au gré des hasards et de l'aventure. Qu'est ce qui me poussait, une fois encore, à partir seule à l'autre bout du monde, tenter le diable dans des contrées inconnues ? Rien qu'un chagrin d'amour qui souffle comme un vent de liberté menant vers des horizons lointains, ouvrant les frontières du cœur et de la tolérance. On se trouve, on se construit, on avance en laissant derrière soi les tabous et les carcans de modèle éducatif étouffant et réducteur. L'aventure en solitaire est sans aucun doute l'une des meilleures écoles de la vie. Cette vie qui m'attendait sur la route Mandarine…

Labyrinthe mouvant du delta du Mékong


C'est dans le Sud, dans le delta du Mékong, que naît la route nationale 1. A peine s'amorce-t-elle, qu'elle doit déjà s'effacer face au fleuve omniprésent, faire place à un bac, puis un autre bac. Alors, je me déplace en sampan, ces pirogues que l'on surnommait, dans les années cinquante, " barques d'amour ". Rives de marécages, luxuriance des mangroves, miroir des rizières, horizon de cocotiers, de bananiers, de manguiers et d'orangers, forêts d'aréquiers : le Mékong " grenier à riz " du pays, flotte sur les rivages de la mer de Chine. Ici, on ne marche pas, on vogue.
Légères et fluides les navigations fendent l'eau chocolatée du Mékong, ce fleuve appelé rivière des Neufs Dragons, parce qu'il avait jadis neuf bras. Dans ce monde d'eau égaré dans des labyrinthes de canaux et de rivières aux maisons sur pilotis, passerelles, radeaux, et bambous, rien n'est construit pour durer mais tout est constant. Comme les mouvements réguliers de ce buste mince de femme moulée de soie et coiffée d'un chapeau conique, qui se plie en avant puis se rejette en arrière, avec la grâce de l'amour, pour conduire l'embarcation. Frêles silhouettes de sampanières qui déclinent à l'infini sur les méandres de Delta, de l'aube au crépuscule. Chaque matin, elles convergent vers le marché flottant de Phing Hiep, au carrefour de sept canaux, laissant derrière elles, tels des cubes minuscules dans le Delta, les villes de Ving Long, à Can Tho ou à Sa Dec, patrie de Marguerite Duras.
Mais le charme du delta est trompeur. Pour le comprendre, il suffit de rencontrer le petit Cuc de six ans en guenilles, et des dizaines comme lui, parcourant les rues en tapant avec rythme une baguette contre un morceau de bois. Ce bruit prévient les clients qu'ils peuvent prendre commande de la nourriture préparée par ses parents. Cuc reviendra un peu plus tard, un bol de soupe à la main. Il y a aussi ces réfugiés à la maigreur affligeante. Ils ont fui la folie meurtrière des Kmers Rouges ou la misère des campagnes. On les appelle les transfuges des rizières. Et toujours ces milliers d'orphelins invisibles, ces " enfants du Mékong " qui attendent le miracle de l'adoption.

La série noire…


Pour échapper à la canicule accablante du Sud, il faut grimper sur les hauteurs, dans les montagnes de Dalat, station climatique à 1 475 mètres d'altitude. Une belle région de forêts, lacs et cascades. La ville se targuait autrefois d'être le petit Paris du pays. Aujourd'hui dans ce décor colonial, la police en civil s'enquiert et contrôle les moindres faits et gestes des étrangers, interdisant l'accès aux villages des minorités ethnolinguistes (Dan Toc), ces montagnards vêtus de costumes traditionnels que l'on rencontre dans les marchés. Ici, pour les insatiables curieux, le système " D " est l'unique solution. Il faut dire que dans un Vietnam qui gère avidement le flot de touristes et le cloisonne dans des circuits tout tracés, l'idéal, si l'on veut partir sur les chemins de traverse, est de posséder son propre moyen de locomotion. Comme ce n'est pas mon cas la diversité des modes de transport s'impose.
Pour explorer le coin, j'enfourche une bicyclette déglinguée louée à la journée. La série noire commence : j'enfile des kilomètres de pistes défoncées, rencontre les autorités qui m'obligent à rebrousser chemin, emprunte d'autres sentiers de fortune et m'égare, tombe dans les eaux glaciales d'une impressionnante cascade, me fait engueuler par un paysan sans comprendre le pourquoi du comment… Tout ça pour décrocher le sourire d'un enfant des Dan Toc et chopper un terrible mal de gorge. Reste le lait de soja pour me soigner.

" Sourire cruel, tendresse profonde "


Longeant la côte Est, l'ancienne route coloniale se dirige vers le Nord accompagnée par la voie ferrée de l'express de la Réunification. Pour parcourir les longues distances les bus locaux font bien l'affaire. J'achète toujours mon billet directement au chauffeur, car certains guichets refusent la vente aux étrangers. Reste à espérer de ne pas être expulsée du véhicule par quelques officiers trop zélés. Pour musarder et flâner, louer un deux roues motorisé, type petite Minsk 125 d'origine russe est plus original. Afin d'éviter la queue aux pompes, je favorise les vendeurs d'essence au litre. Méfiance : certains malins la coupent avec de l'eau. Celui-là, c'est sûr, avec ses yeux pétillants et son sourire goguenard se réjouit certainement de me rouler. De toute façon, je n'ai pas le choix. Alors, reste à faire avec, jusqu'au prochain lascar qui s'enorgueillira de me dépanner à prix d'or. Colère. Je me rappelle le petit mot que m'avait adressé, avant mon départ, Jacques Danois, grand reporter à RTL pendant les années de guerre, et auteur de nombreux livres et films sur le Vietnam : " Bon voyage dans le pays du sourire cruel et de la tendresse profonde ". Oui, le Vietnam est cruel, parce son histoire fut cruelle pendant des décennies. Les stigmates de la guerre qui a fait sensation dans le monde entier à grand renfort de films, apparaissent, bien visibles, comme autant de blessures douloureuses. Aujourd'hui, les uns se délectent de la visite des complexes tunnels de Cu Chi où les Viet-congs ont pu tenir tête à leurs ennemis, tandis que les autres pleurent toujours la disparition d'un parent, d'un être aimé. Ces labyrinthes de l'horreur me rendent malade !
Alors, je recherche la tendresse du Vietnam. Cette tendresse discrète, un peu farouche. On la devine, on s'en imprègne, on l'apprivoise. J'aime le doux éclat des mers de rizières aux nuances de verts étincelants, sous les rayons diffus du soleil caché sous les premiers nuages de mousson. Où que l'on pose les yeux, l'horizon n'est que rizières piquetées de minuscules silhouettes courbées plantant le riz. J'aime ces gens souriants. Je me suis prise d'affection pour Madame Mguying Thi, ma vieille logeuse à Saigon, et pour Phong, ma nouvelle amie à Hoi An. Plus que toute autre ville, Hoi An a conservé l'atmosphère du passé. Phong se fait un devoir de me faire découvrir les nombreuses maisons de bois datant de la première moitié du XIXe siècle. Les grands voiliers qui s'ancraient au port, lorsque la ville était un comptoir occidental, ont fait place aux petites embarcations locales. J'embarque sur l'une d'elles, guère rassurée vue l'abondance de la cargaison. A l'avant, je compte près de cinquante passagers, plus les vélos et les emplettes. A l'arrière, j'ai perdu le décompte, mais il y a encore plus de monde. " Coulera ou ne coulera pas ? ". Une heure et demie d'angoisse, sous le regard moqueur de mon amie et de son fils. Le père ? On n'en parle pas. Pour offrir un avenir à son enfant, la jeune femme multiplie les petits boulots : vendeuse dans un magasin de soie, serveuse dans un bar. Plus tard, quand elle finira ses cours d'Anglais, elle sera secrétaire.

Début de mousson


Trop chargée, trop paresseuse, j'ai renoncé aux deux roues pour escalader le col des Nuages qui grimpe à 1219 mètres. C'est donc un bus défoncé qui me conduit à Hué.
J'ai longtemps cherché dans le pays quelques vestiges des civilisations passés, mais devant le foisonnement des cubes de béton à l'allure communiste, je n'y croyais plus. Ainsi, c'est dans un état de grande excitation, que j'enfourche à nouveau un vélo, à Hué. Car il faut parcourir des kilomètres pour explorer les innombrables tombeaux de la dynastie Nguyen qui régna pendant treize générations dans le pays.
Pénétrer, un jour, la légendaire Cité Interdite avait toujours hanté mes rêves. La voilà qui s'offre à moi, avec ses têtes de dragon, symbole de la puissance, sa bibliothèque royale, sa salle des mandarins. Les vieilles pierres parlent, racontent leur histoire. Il est dit que quiconque pénétrait ces lieux n'en pouvait ressortir. J'imagine les Mandarins vêtus de leurs longues robes de soie colorée déambulant dans les allées royales. Mais, comme je n'ai rien d'une historienne, je finis par me lasser d'imaginer et pédaler, pour le simple plaisir de causer avec des pierres.
Après Saigon " la pute ", Hué " l'intellectuelle ", me voici enfin rendu au Nord, à Hanoi " la Prude ". Le ciel est anthracite, lourd et menace de s'écrouler. La pluie tiède pénètre mes vêtements. Je suis mal couverte et j'ai froid. Pas de doute, la mousson est vraiment là. Impossible d'y échapper. Impossible aussi, d'échapper à l'engueulade d'un policier parce ce que j'ai traversé hors du passage clouté. Plus loin, c'est une contravention de cinq dollars, parce que je me suis engagée à vélo dans une rue à sens unique. Et puis, il y a cette violence. Pour la troisième fois, j'assiste à une bagarre de femmes. Devant moi, les deux coléreuses se disputent avant d'en venir aux mains, la première accusant la seconde de lui avoir volé le client. Moi, en l'occurrence. J'en ai marre de cette ville ! Ma chère solitude devient une prison d'ennui. Personne à qui parler. Je fais grise mine, comme le temps. Allons voir ailleurs ce qui se passe...

Cap vers la mystérieuse et grandiose Baie d'Along.


Comment décrire ce que je vois ? Un paysage féerique. 3000 îles émergeant des eaux émeraude du Golfe du Tonkin. Les jonques aux voiles rousses glissent doucement, comme des papillons aux ailes déployées volant à la surface de l'eau. Telle une cité qui dresse ses palais, de gigantesques roches de calcaire creusées de grottes et de criques forgées par le vent, les vagues et les siècles, la Baie d'Along fascine. Tout est calme, pas un bruit. J'ai embarqué pour trois jours dans une navigation de fortune qui a accepté de me prendre à bord, après de rudes négociations. Le paysage se resserre,on sillonne entre les îlots, minute après minute la nature montre sa toute puissance. Dans ce royaume d'harmonie et de paix, même l'humidité qui enveloppe la baie ne réduit pas mon enthousiasme. Allez, un petit plongeon dans les eaux glacées ! Et si le dragon m'attrapait… La légende raconte qu'un énorme dragon vivait dans la montagne, il y a des millénaires. Avec des battements de queue, il créa toutes les vallées et crevasses de la région, puis lorsqu'il plongea, il créa d'immenses trous qui s'emplirent d'eau, ne laissant que quelques terres émergées.Aujourd'hui encore les marins affirment qu'un monstre marin hante la baie. Cela ne les empêche pas de pécher calamars, crabes et crevettes. Sur mon bateau, je me régale les yeux et l'estomac en écoutant les histoires des marins.

Les chemins sinueux des montagnes


Samedi matin, c'est le marché à Sapa, dans l'extrême nord du pays. Une nuit de train pour arriver à destination. Il fait froid dans les Alpes Tonkinoises. Le marché est le point de rendez-vous des minorités ethniques que les Vietnamiens nomment souvent avec mépris les Moi, ce qui signifie " sauvages ". Si tous les sauvages étaient aussi doux que ceux de ces tribus ancestrales, alors le monde serait un havre de paix. De leurs villages ils sont venus à pied, marchant en file indienne des heures durant, pliés sous le poids de leurs sacs de rotin tressé contenant les produits qu'ils vendront au marché. Ici, les jeunes des différents villages se rencontrent et des amours se tissent. C'est pourquoi on appelle ce marche, le " marché des amoureux ".
Mais plus beau encore est l'exploration des montagnes, aux flancs sculptés en terrasses abritant les cultures, où vivent cinquante-trois minorités menant une existence en étroite symbiose avec le cycle végétal. Empruntant les pistes boueuses, je vais d'un village à l'autre. Bien que déambulant seule, je me sens en toute sécurité et fais souvent chemin avec des Hmong habillés de bleu. Je me retrouve chez les uns et les autres, dans des mansardes de bois, où l'on m'offre le thé. Les jours passent. Je voudrais m'attarder en ces lieux bien plus longtemps, mais la route me rappelle.
La fin de mon périple s'achèvera lorsque j'atteindrai la route coloniale numéro 1 qui s'arrête dans les derniers mètres du territoire vietnamien, au poste frontalier de Dong Dang. Depuis le delta du Mékong aux portes de la Chine, j'aurai parcouru 1650 kilomètres sur la route Mandarine.

 

Texte et photos
Idalina Pereira

Article publié dans le magasine Parfum d'Extremes

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